Là où est la vie
[ A la rencontre des fruits de la terre ]


 

Aujourd’hui –personne ne peut le nier– le monde va trop vite. Va trop vite et frôle la folie. Instantanéité des communications et des transactions, consommation effrénée de biens non durables, épuisement des ressources de la planète, réchauffement climatique dû au comportement de l’Homme, agriculture intensive destructrice, crises financières multiples et quasi faillite de nombreux états, comment replacer l’homme au cœur de l’humanité et de nos préoccupations ? Comment redonner du temps à la pensée quand tout nous pousse à comprimer le temps ?

Pour m’évader de ces cycles infernaux, j’ai choisi la marche. Le pas lent du marcheur pour prendre le temps. Pour non seulement voir mais surtout observer. Contempler.

Au pas lent du marcheur, je veux faire mon travail de "preneur de clichés", à la rencontre de ceux qui cultivent la terre et en travaillent les fruits, à la rencontre de ceux qui respectent la Terre et qui la travaillent avec passion et amour de l’ouvrage bien fait. Cette terre qui nous nourrit tous mais qui pourrait bien être incapable de le faire prochainement si nous ne ralentissons pas cette spirale de vitesse et de folie.

Ainsi je rêve de traverser les villages que les grandes nationales contournent, je veux tout autant parler du planteur de lin français, croiser le fromager suisse, accompagner le berger alpestre autrichien, voir fleurir les pommiers slovènes, m'égarer parmi les étals de légumes croates et hongrois, voir la vigne mûrir en Roumanie, relever les paniers avec les pêcheurs d’écrevisses moldaves, fabriquer du pain de seigle avec le boulanger ukrainien, relever le miel avec les apiculteurs kazakhs, porter les balles de coton avec les planteurs turkmènes et vendre des melons avec les fermiers ouzbeks, en bref montrer tous ces petites mains qui au quotidien, d'ouest en est, travaillent la terre et lui ont donné l’appellation de mère nourricière.

De janvier à décembre 2018, en autant de pays que de mois, sur près de 8.500 kilomètres au pas lent du marcheur, je veux découvrir et parler de l’homme qui nous nourrit et qu’il semble que l’on oublie trop souvent. D’ouest en est à travers les cultures et les religions, parce qu’au-delà de nos différences, nous vivons tous sur la même planète. A pied parce que ce n’est qu’en se dépassant que l’on se découvre vraiment.

 

Le projet en détails

L'idée est née le 8 juin 2012. On venait de m'annoncer qu'une sévère maladie m'avait frappé. Cela redéfinnissait profondément ma vie professionnelle et je n'avais aucune certitude d'en guérir. Ce vendredi-là, j'écrivais : « Peut-être est-ce parce qu'il y a beaucoup de chaos dans ma vie que j'éprouve maintenant le besoin de trouver un autre chemin, de tenter d'autres rêves, de sonder des choses inconnues. ». J'ai choisi d'aller vers l'Est parce que tout gamin Le Devisement du monde de Marco-Polo m'avait fait rêver. J'ai alors tracé une ligne qui traverse la France, la Suisse, l'Autriche, la Solvénie, la Croatie, la Hongrie, la Roumanie, la Moldavie, l'Ukraine, la Russie, le Kazakhstan, le Turkménistan et enfin l'Ouzbékistan. C'est le hasard qui a déterminé ma route, avec comme seul impératif d'éviter au possible les grandes villes et les zones trop urbanisées, de même que les zones touristiques parce que ces dernières ont trop subi les outrages de l'homme pour rester naturelles et "vraies". J'ai ainsi obtenu une première approximation de mon trajet.

Ci-dessous, le trajet aller dans sa globalité (carte réalisée en 2012) (il y a un trajet retour en 2019).

Ci-dessous, la traversée prévue de l'Ukraine, environ 810 km (carte tracée fin 2012).

 

Dans un second temps, j'ai entamé de déterminer plus précisément les chemins empruntés. Si j'ai laissé le hasard agir pour tracer la route, je ne souhaite cependant pas me retrouver au milieu de nulle part une fois la nuit venue. Sur une telle distance, la question de la cartographie est un réel problème, surtout lorsque l'on est marcheur. Les cartes d'état-major au 1/25.000e ne sont disponibles que pour la France et la Suisse, et aucun GPS n'a plus de 30 heures d'autonomie. De plus le volume des cartes transportées n'est pas de mise avec l'adage du "voyager léger". Qui plus est, c'est peu pratique. Cela représente aussi une mise de fond considérable. Enfin, ce n'est pas suffisant à mon goût car cela manque de précision. J'ai opté pour une cartographie au 1/10.000e (un cm sur la carte = un hectomètre en réel). Ce qui n'existe pas, en tout cas pas quand on choisit d'aller de France à l'Ouzbékistan. J'ai donc entrepris de les concevoir. Une réalisation assez pharaonique puisqu'elle consiste à convertir 80.000 km² en environ 300 cartes. Heureusement, il existe un outil quasi magique et de surcroît gratuit : Google Maps. D'autres outils sont gratuitement disponibles et permettent de calculer un chemin à la dizaine de mètres près. Il n'y a alors plus qu'à travailler. Ce qui nécessite environ 850 heures qui s'étalent sur toute l'année 2014. Un travail parfois un peu fastidieux car Google Maps n'a pas le même niveau de réalisation suivant les pays. En Roumanie par exemple, dans certaines zones les forêts sont ainsi absentes des cartes. Les représenter est alors un travail assez fastidieux. Au final, l'ensemble des cartes devrait représenter un ruban de 800 mètres de long sur 1,25 mètre de hauteur.

Ci-dessous, un extrait de carte en taille réelle.

 

L'avantage de ces cartes numériques, c'est qu'elles correspondent exactement à ce que j'attends. Elles sont facilement stockables (moins de 2 Go au total) et affichables sur de multiples supports : smartphone, PC portable et même écran de visualisation d'un appareil photo reflex. En cas de perte, elles sont aussi facilement téléchargeables (moins de 5 Mo pour les plus grandes). Elles permettent aussi de tenter de réaliser un pari insensé : une prise de vue à chaque km parcouru.
Une fois ces cartes réalisées, je les peaufinerai en 2016 en plaçant des détails qui sont essentiels dans mon reportage : les fermes isolées notamment, les silos, les chateaux d'eau et les réservoirs, les plantations arboricoles, enfin tout ce qui a trait à l'agriculture et à la paysannerie et qui sera de nature à entraîner un détour, un arrêt ou une rencontre vu l'orientation professionnelle de mon voyage. Un travail qui, j'imagine, nécessitera probablement quelques centaines d'heures supplémentaires.

Dans la préparation, il y a aussi l'aspect vestimentaire et donc la connaissance des conditions météorologiques qui vont m'attendre le long de ce périple. Depuis maintenant octobre 2012, grâce à mes prévisions de position durant ce voyage, je relève chaque jour les températures et les états du ciel des lieux où je suis censé me trouver en 2017. Je possède maintenant une vision sur deux ans au travers de plus de 6000 relevés. J'aurai au moment du départ un historique sur quatre ans (de 2013 à 2016), voire cinq ans pour les pays d'Asie, ce qui me permet de prévoir l'équipement. L'écart entre plus haut et plus bas n'est pas anodin : 65° ! Et ce au cours du même mois.

Entreprendre un voyage de plus de 8000 kilomètres demande aussi une certaine préparation physique. Certes, j'ai choisi un rythme tranquille de 20 à 30 km/jour, histoire d'avoir le temps de rencontrer, discuter, échanger, observer, contempler et bien sûr photographier. Ce rythme demande cependant à être validé. Ce que je fais depuis juillet 2012 avec divers tests (que je raconte régulièrement ici). Pour des raisons essentiellement géographiques, certaines étapes dépasseront 50 km, voire même atteindront 100 km (traversées désertiques au Turkménistan). D'où ma participation aux 100 km de Millau en septembre 2013 (alors que j'étais malade) afin de vérifier ma capacité à avaler d'une seule traite une telle distance. Une épreuve que je compte recourir chaque année d'ici 2017, y compris en 2014 alors que ma chimiothérapie me laisse dans un état de fatigue avancée.
Pour parfaire ma préparation et vérifier l'équipement, trois tests en condition sont prévus : "Au fil de l'Aisne" à l'été 2014 (350 km le long de l'Aisne), "Fromageries en fleurs" en 2016 (500 km de la Lorraine au Jura) et "Paysannerie bretonne" en 2017 (un tour de la Bretagne loin des grandes routes d'environ 800 km). Trois tests desquels fleuriront autant de petits ouvrages (texte + photographie) dédiés.

 

© Thierry Birrer

 

Je n'ai jamais voyagé seul, pourtant c'est rapidement et logiquement que s'est forgée l'orientation d'un cheminement solitaire. Dès l'origine du projet à l'été 2012 ont jailli les demandes du type « Prends-moi avec toi ! ». Je les ai toutes écartées. D'abord parce qu'une fois passés les attraits du voyage, les conditions même du projet (un an durant) entraînent une organisation de vie qui se marie guère avec les nécessités professionnelles actuelles et qui font reculer les plus tentés. Ensuite, parce que ce périple est d'abord une explication entre la vie, qui a tenté de me fuir, et moi. Un voyage en solitaire m'est alors apparu évident. D'autre part, désirant tisser des liens avec les personnes croisées sur mes chemins, le simple fait d'être seul favorisera les échanges et l'hébergement.
Il est vrai qu'à un moment j'ai étudié l'option du cheval. Pas pour le chevaucher, mais plutôt pour le côté naturel, sympathique que procurerait un cheval rustique de type Mérens, Castillonnais ou Henson, voire un baudet du Poitou. Sans oublier qu'un cheval porterait mon barda et me faciliterait la marche. La traversée de la Suisse et ses hauts cols alpestres au coeur de l'hiver de même que la nécessité de faire halte en ville, notamment à Bucarest, pour l'organisation de mon voyage (validation de visas en Asie) et certaines traversées désertiques en Asie ne permettent cependant pas de voyager sereinement avec un équidé. Sans oublier que les conditions de retour en Europe obligeraient, dans l'état actuel de la législation sanitaire pour un équidé revenant d'Asie centrale, de devoir me séparer de mon compagnon de voyage. Mais si la législation venait à changer, après tout, pourquoi pas ?
J'ai bien sûr étudié l'option du chien, je l'ai abandonnée très vite. Si certes la présence d'un chien peut apparaître comme gage de sécurité et de protection (il y a des ours dans certaines forêts que je traverse en Hongrie), le souci de pourvoir à son alimentation quotidienne m'est apparu comme une problématique que je ne souhaitais nullement affronter.
Donc ni homme ou femme, ni cheval, ni chien, ni même le singe du signore Vitalis pour m'accompagner. Seulement un bâton de marche. Pas un de ces trucs modernes en aluminium, carbone et tungstène, mais un vrai bout de bois, brut de taille, avec une âme et une odeur tel celui que j'ai ramassé à l'orée d'un bois soissonnais à l'automne 2012 et avec lequel j'ai déjà parcouru des centaines de kilomètres d'entraînement. Un bâton qui pourra éventuellement me servir à éloigner quelques chiens mal éduqués dont j'ai déjà eu à redouter le comportement agressif dans certaines campagnes.

Tracer son chemin jour après jour impose un rythme dont j'ai conscience qu'il obligera à avancer coûte que coûte, quelles que soient les rencontres, les aléas de santé et les intempéries. Pour pallier ces éventuels soucis, j'ai prévu une journée de repos tous les six ou sept jours dans un gîte, un hôtel, un B&B ou un camping. Ces étapes, précisément définies et préparées à l'avance, permettront, outre le repos du marcheur, de prévoir le remplacement d'un appareil photo défaillant ou d'une paire de chaussures usée car je n'imagine pas qu'une paire puisse tenir plus de 3000 kilomètres. Enfin ces étapes permettront de pouvoir procéder à des lessives régulières puisque je ne pourrai emporter qu'une garde robe restreinte, de mettre à jour mes notes, écrire à mes correspondants et sauvegarder mes travaux. A première vue, ce voyage tracé jour après jour peut sembler quelque peu "organisé", mais c'est une obligation compte tenu des visas (pour la Russie, le Kazakhstan, le Turkménistan et l'Ouzbékistan) qui imposent des dates d'entrée et/ou de sortie.

Plusieurs personnes m'ont demandé pourquoi je ne tronçonnais pas mon voyage afin de ne voyager qu'aux saisons agréables du printemps et de l'été, et éviter ainsi la traversée des Alpes suisses et autrichiennes en plein février, ne pas subir les chaleurs torrides d'octobre au Turkménistan (+40°) ou éviter les grands froids de décembre en Ouzbékistan (jusqu'à -25°). Tout simplement parce que la vie agricole et l'activité des marchés ne disparaît pas aux saisons difficiles, et que cela reste l'orientation de mon voyage.

Au retour, un premier livre et une exposition sont prévues. L'idée du livre est orientée "portraits" des paysans/pêcheurs rencontrés, au travers de photographies en activité et d'interviews sur la vie quotidienne de ces personnes. J'ai prévu des photographies en noir et blanc comme l'ouvrage "Gitans" de Robert Kudelka (1974) ou "Ceux d'Ouessant" d'Hermance Triay (2002).
Je souhaite que l'exposition soit à l'image du chemin parcouru pour vraiment plonger le visiteur dans l'ambiance du périple, avec la présentation de chacune des étapes quotidiennes grâce aux cartes au 1/10.000e (soit plus de 750 m² d'exposition puisque chaque carte mesure en moyenne 2,50x1,25 m) agrémentées de courts textes, légendes, interviews et bien sûr photographies. L'idée est aussi de réaliser chaque jour une aquarelle de l'entrée du village où je fais halte.
Dans l'absolu, j'aimerai bien pouvoir m'arrêter dans les écoles des villages traversés (à partir de la Hongrie, puis jusqu'en Asie) pour parler des rencontres que j'aurai faites en chemin et éveiller les enfants au respect de notre environnement, de la biodiversité et de l'agriculture de proximité. Ce qui signifie que j'ai contacté les écoles auparavant (c'est prévu pour 2016) et bien sûr que j'ai appris le hongrois, le roumain et le russe, un apprentissage conséquent auquel trois années ne seront sûrement pas de trop. :-)

Un blog (durant le voyage) est à l'étude mais il paraît difficile d'en tenir un régulièrement durant le périple compte tenu du temps de rédaction que cela demande pour un travail sérieux, d'un parcours avec un cinquième du trajet loin de toute source électrique et un quart de la distance non couverte par un réseau GSM (un téléphone satellitaire implique un poids incompatible avec la marche). Un test réalisé lors de "Paysannerie bretonne" en 2016 me permettra de prendre une décision en connaissance de cause.

A cette heure (mai 2014), deux problèmes ne sont pas réglés : les visas pour le Turkménistan et l'Ouzbékistan, deux pays où un étranger n'a pas le droit de circuler librement. Un troisième pays pourrait poser problème : l'Ukraine, depuis la volonté de la Russie d'annexer en partie ce pays et les troubles civils qui en découlent. Si ces problèmes ne trouvaient pas solution, l'Ukraine serait contournée par la Pologne, la Biélorussie et la Russie. Le voyage se terminerait alors au Kyrgyzstan après la traversée complète du Kazakhstan d'ouest en est (cela impliquerait de concevoir de nouvelles cartes et rallongerait le trajet de 2000 km, le rendant néanmoins impossible à accomplir en une année). Une option limitée à l'Europe, avec une boucle retour au nord vers la Slovaquie, la Pologne, le Belarus, la Lituanie, l'Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique est en filigranne si les troubles à l'est persistent ou si les visas me sont refusés.

 

Ci-dessous, exemple d'étape (carte réduite de 3,5 fois), celle de Zanka à Balatonszölös, 22,3 km dans les collines au bord du lac Balaton en Hongrie, une région connue pour ses vignobles et ses élevages :


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