Thierry Birrer - Photograph...isme

" Apprendre, c'est notre liberté ! "
Ce texte est extrait d'un carnet de reportage auprès des déplacés chrétiens en Irak.


Après avoir levé la main, Marie, 16 ans à peine révolus, se lève pour dicter au professeur la réponse attendue. Dehors, un ballon rebondit dans un bruit sourd contre la fine paroi de la salle de classe. Personne ne s'en émeut. Tous restent concentrés.
Tous ? "Toutes" serait presque le mot juste car il n'y a qu'un seul garçon dans cette classe de seconde composée de 17 élèves ce matin-là, tous des chrétiens, tous réfugiés à Ankawa depuis maintenant presque trois ans, depuis qu'ils ont dû précipitamment fuir la plaine de Ninive, à l'est de Mossoul, où ils résidaient depuis toujours parce qu'un matin, les sbires de l'organisation dénommée État islamique ne leur ont donné d'autre choix que se convertir ou fuir. Certains ont pu fuir en auto en emmenant quelques effets personnels, d'autres se sont entassés en bus et d'autres encore, réveillés en pleine nuit, ont fuit sans rien d'autre sur la peau que leur chemise de nuit, d'autres malheureusement ont été abattus parce qu'ils n'obtempéraient pas assez rapidement.
Trois ans plus tard et alors que la région est de Ninive vient à peine d'être libérée et que la vie y reste impossible, tant en terme d'insécurité que parce que les réseaux énergétiques, eau, gaz et électricité sont totalement détruits, un semblant de vie renaît pour ces jeunes depuis qu'ils ont retrouvé l'école en septembre 2015 grâce à l'action conjointe née de la solidarité des chrétiens déjà installés à Ankawa, la grande ville chrétienne du Kurdistan irakien autonome qui les a accueillis, et de plusieurs associations ou ONG internationales, telle Shlomo en ce qui concerne Marie et ses camarades. Shlomo Organization, une petite ONG qui tente de documenter les crimes commis en Irak contre les Yezidis et les communautés telles que les chrétiens et qui essaye d'apporter un réconfort aux populations déplacées, notamment en aidant à l'installation de lieux d'éducation.

L'école Santa-Barbara est une école secondaire, de l'équivalent de notre 6e à la terminale, composée de dix salles de classes, sommairement installées dans des bâtiments préfabriqués de type Algeco. L'école, comme tous les bâtiments destinés à l'éducation, à la justice ou à l'administration sont ici gardés par des hommes en armes, des réfugiés chrétiens eux aussi qui ont endossé un uniforme et un armement léger afin d'éviter tout incident. Les élèves qui y viennent sont tous des chrétiens déplacés de la plaine de Ninive, mais l'école est interconfessionnelle et accepte les élèves d'autres confessions. Ils résident soient dans le tout proche camp d'Ankawa-Ashti qui jouxte l'école, soit dans des appartements récemment construits (du fait de l'afflux des réfugiés la ville est passée de 30.000 à 110.000 habitants en moins de trois ans), soit sont hébergés dans des familles, soit enfin, pour les plus malheureux, dans de sommaires bidonvilles installés entre les bâtisses en construction, la moitié de la ville étant un gigantesque chantier. Mais tous, quelque soit l'endroit où ils vivent, viennent à l'école ici. Au total, ils sont 2086, répartis en trois niveaux : "intermédiaire" (de la 6e à la 4e), "secondaire" (de la 3e à la 1ère) et "préparatoire" (l'équivalent de notre terminale).
Habituellement, la classe de Marie compte 33 élèves, mais pour les cours de langues, la classe est divisée en deux, ce qui est d'autant plus nécessaire que l'espace est minuscule et les élèves doivent se serrer à deux sur des tables d'à peine un mètre de long pour cinquante centimètres de largeur. Mais qu'importe la place quand on a soif d'apprendre.
Et quelle soif d'apprendre ! Quand Stevens, le professeur d'anglais, trente ans à peine et lui-même réfugié, pose la question de savoir s'il faut employer to must, to can ou to may, les deux-tiers des élèves se précipitent presque pour répondre. Se précipitent mais dans la bonne humeur et en silence. Il n'y aura pas une question de l'enseignant sans qu'au moins la moitié de la classe ne lève la main pour prendre la parole. Car oui, pas une élève ne parlera tant que le professeur ne lui aura pas donné la possibilité de s'exprimer.

Le respect de la discipline dans la classe est assez stupéfiant. Quand il faut réfléchir, on entendrait une mouche voler. Pas deux élèves ne s'expriment en même temps. Quoique les cours ne durent que trente à trente-cinq minutes – une volonté de la direction de l'école Santa Barbara afin d'une part que l'attention ne diminue pas, d'autre part compte tenu des traumatismes qu'ont subit tous ces jeunes garçons et filles dans leur exode ce qui ne facilite pas la concentration de façon prolongée – les élèves restent parfaitement attentifs. Et, peut-être le plus étonnant, c'est le professeur qui sonne la fin du cours et pas un élève ne bougera tant que le signal n'aura pas été donné, même si dehors on entend le brouhaha des autres cours terminés. Quand on vient de France et que l'on a un peu vécu en collège ou en lycée, fussent-ils privés, on reste pour le moins très étonné.
– Il nous faut apprendre, c'est obligatoire ! explique Saroyah une fois le cours terminé.
Saroyah est bavarde, elle comme ses camarades profitant de l'occasion pour parler anglais avec quelqu'un d'autre que leur professeur :
– Nous ne pouvons retourner dans la plaine de Ninive, plus jamais, nous avons eu trop peur, nous n'avons plus confiance, il nous faut partir. Où ? Je ne sais pas ! Mais pour partir, il nous faut savoir parler anglais. Il faut que nous réussissions, nous n'avons pas le choix, c'est notre liberté !
– Etudier, c'est aussi une évasion. Vivre dans le camp, ce n'est pas bien ! ajoute Arama.
Effectivement, la jeune fille habite dans le camp d'Ankawa-Ashti qui jouxte l'école, un camp de fortunes ouvert fin 2014, d'abord un camp de tentes de l'UNCHR, aujourd'hui un camp de bâtisses de type Algeco que chaque famille, elles sont plus de 500, a aménagé de façon à pouvoir y vivre proprement. Pour tous, il y a l'électricité, même si la question électrique est un des défis majeurs du pays car les coupures sont incessantes du fait d'un réseau soit détruit par les guerres successives soit insuffisant au regard de l'afflux de populations, donc le chauffage et la climatisation (obligatoire vu le climat continental donc très chaud et sec l'été), mais vivre dans neuf mètres carrés pour une famille de cinq ou six personnes reste un défi quotidien : la cuisine se fait souvent dehors tout comme la lessive. Etudier y est donc très ardu car les enfants n'ont pas de chambre, pas d'espace non plus pour une table de travail, ni même la possibilité de se retrouver seuls. C'est donc sur le lit, souvent avec un plus jeune qui ne pense qu'à jouer ou avec la mère qui s'occupe des activités ménagères, qu'Arama, Marie ou Saroyah doivent réviser. A cause de cela, il est aisé de deviner que la concentration et l'écoute en classe sont obligatoires et permettent d'assurer l'essentiel de l'éducation.

Ce qu'Arama, Marie ou Saroyah veulent faire plus tard ? Elles ne savent pas encore mais toutes trois affichent déjà une certaine maturité. Marie aimerait bien « travailler dans le domaine médical pour soigner les gens », elle précise même « en psychiatrie parce qu’il n’y a pas que les blessures physiques qui traumatisent ». Saroyah « veut aider » mais elle ne sait pas dans quoi ni comment. Quant à Arama, elle indique qu'elle voulait « faire des gâteaux » quand elle était petite mais « il y a des choses plus graves sur terre et il faut s'en occuper ». Qu'entend-elle par "des choses plus graves" ?
– Il faudrait que les gens se respectent, qu'il n'y ait plus de guerre, que les gens puissent vivre en paix et croire ce qu'ils veulent sans être chassés pour cela. Puis avec une larme à l'oeil, ajoute :
– Mais je dis des bêtises ! Je rêve !
Silence. Puis le sourire revient, les trois copines retournent vers le camp. Elles n'auront pas cours de l'après-midi car pour le moment les cours ne sont dispensés que jusqu'à midi ou 13h00.

(...)

© Thierry Birrer – Février 2017

Sortie d'école à Ainkawa
Ainkawa (Irak) - Février 2017 © T. Birrer

[ Fin ]

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